18

Paris, France.

 

Regarde la Dame, avait écrit sa grand-mère. Eh bien, Zoé i’avait regardée, regardée et regardée encore. Elle avait étudié chaque centimètre carré de ces foutues tapisseries au point d’avoir l’impression qu’elles étaient gravées sur sa rétine, et elle n’avait rien trouvé. Alors, qu’est-ce qui lui échappait ? Qu’y avait-il là qu’elle n’arrivait pas à voir ? Sa grand-mère avait forcément mis la carte postale dans l’enveloppe pour la faire venir à cet endroit, mais à quoi bon si elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle devait voir ?

Regarde la Dame.

Elle refit le tour de la salle circulaire et scruta pour la énième fois les tapisseries du XVe siècle, aussi vibrantes que des joyaux dans la lumière crépusculaire. Dans chacune, la Dame, sa Dame, était représentée avec sa licorne et un lion, mais pas de griffon.

Les tapisseries étaient censées évoquer le monde des sens. Dans Le Goût, la Dame prenait une friandise dans une coupe offerte par une suivante. Dans L’Odorat, elle tressait une guirlande de fleurs. Dans Le Toucher, elle caressait la corne de la licorne, et dans L’Ouïe, elle tenait un petit orgue. Dans La Vue elle présentait un miroir à la licorne qui contemplait son reflet, allongée sur le sol à côté d’elle, les pattes de devant posées sur ses cuisses.

Zoé s’arrêta pour regarder la dernière tapisserie, celle de la carte postale de sa grand-mère. À mon seul désir… On y voyait la Dame debout devant une tente, sa suivante à côté d’elle, tenant un coffret ouvert. La Dame y déposait le collier qu’elle portait dans les autres tapisseries.

Mais il ne s’y trouvait rien qui ressemblât à un autel d’ossements. Alors qu’est-ce que ça voulait dire ? Bon sang, qu’était-elle censée voir ?

Les femmes de notre lignée sont les Gardiennes de l’autel d’ossements, et cela depuis si longtemps que le commencement se perd dans les brumes du temps. Le devoir sacré de chaque Gardienne est de préserver du monde la connaissance du chemin secret, car au-delà du chemin se trouve l’autel, et l’autel recèle la fontaine de vie.

Une énigme ridicule, comme disait sa grand-mère. Enfin, ridicule, peut-être, mais surtout sibylline, encore plus ténébreuse que l’autre énigme écrite au dos de la carte postale. Ou plutôt, elle était sibylline parce que, si la réponse avait été tissée dans la tapisserie, elle échappait à ses…

Un garde passa la tête par l’ouverture de la porte, la faisant sursauter. Il tapota sa montre et dit :

— Madame, le musée ferme dans cinq minutes.

Zoé commença par acquiescer d’un hochement de tête, puis tout à coup ses yeux s’emplirent de larmes. Elle n’était pas prête à partir, elle n’avait pas fini ce qu’elle était venue faire. La veille encore, sa grand-mère n’était pour elle qu’un visage souriant sur une vieille photo. Ce n’était peut-être qu’une affaire de mitochondries partagées, mais en ce lieu, devant la tapisserie de la carte postale, Zoé se sentait reliée à Katya Orlova à un niveau plus profond. Reliée aussi aux femmes qu’elle citait dans sa lettre et qui remontaient de génération en génération jusqu’à la première Gardienne. Sa grand-mère avait dit qu’elles étaient liées par le sang, et Zoé était en train de merder, elle trahissait ces femmes.

Regarde la Dame, parce que son cœur chérit le secret, et que le chemin qui mène au secret est infini.

Les femmes de notre lignée sont les Gardiennes de l’autel d’ossements, et cela depuis si longtemps que le commencement se perd dans les brumes du temps.

C’est donc à toi de recevoir l’autel d’ossements en héritage.

Sauf qu’elle était tellement stupide qu’elle n’était même pas capable de comprendre ce qu’était cette fichue chose, alors quant à imaginer comment la « garder »…

Zoé regarda une dernière fois À mon seul désir ; la Dame qui mettait son collier dans le coffret.

D’après le guide du musée, cela voulait dire que la Dame avait renoncé aux passions suscitées par les autres sens. Or après avoir regardé le visage de la Dame pendant quatre heures, Zoé n’en était plus si sûre. La passion, c’était la vie, et ce visage n’était pas celui d’une femme qui s’en détournait ; au contraire, elle l’embrassait. Et si on commençait son voyage dans les sens par cette tapisserie, alors il se pouvait que la Dame ne mette pas le collier dans le coffret mais qu’elle l’y prenne.

Peut-être, pensait Zoé, saoule de fatigue, à cause du décalage horaire et de la torpeur induite par le musée, peut-être pourrait-elle écrire un article sur cette découverte profonde et l’envoyer à une revue d’art. Elle l’intitulerait « La Dame est une hédoniste » et, à l’appui de sa théorie, elle pourrait évoquer l’expression de la licorne, son sourire satisfait, elle ne voyait pas comment dire les choses autrement, comme si on venait de lui donner un picotin d’avoine particulièrement savoureux. Et puis il y avait le lion – une bête à l’air bizarre, mais pas un griffon –, avec sa gueule ouverte sur un grand rugissement. À moins que ce ne soit un grand rire.

« D’accord, les gars, lâchez le morceau », dit Zoé, se permettant de parler tout haut maintenant qu’elle était seule dans la salle. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’autel d’ossements, et où peut-il bien se trouver ?

Le lion rigolait, la licorne souriait, mais la Dame n’avait d’yeux que pour ses joyaux.

 

En sortant du musée, Zoé se retrouva plongée au milieu de la foule, dans un tourbillon de lumière et de bruit. Il faisait sombre, un crachin froid embuait l’air, recouvrait le trottoir d’un film brillant et nimbait les réverbères d’un halo. Elle leva le visage vers le ciel, laissant la pluie ruisseler sur elle. Ce qui n’arrangea rien.

Elle se retenait pour ne pas pleurer et jurer, tout ça à la fois. Elle était là, sans avoir changé de vêtements depuis San Francisco ; cela faisait si longtemps qu’elle ne comptait plus les heures, tellement fatiguée que ses pieds n’avançaient plus que parce qu’ils savaient qu’ils devaient le faire. Il fallait qu’elle trouve une chambre d’hôtel, et peut-être quelque chose à manger, bien qu’elle fut trop épuisée pour manger.

Elle ne savait même pas où elle était au juste. Elle avait dit au chauffeur de taxi, à l’aéroport, de la déposer au musée de Cluny, et après tout se brouillait. Elle chercha une plaque de rue et finit par en repérer une, sur la façade en pierre de taille d’un immeuble au toit mansardé : « Boulevard Saint-Michel. »

Ce qui l’aurait bien aidée si elle avait eu un plan, et si elle avait su où elle voulait aller, pour commencer.

Elle fit demi-tour et faillit se cogner contre un type aux cheveux violets coiffés en piques qui faisait du roller, et qui fila comme une flèche sans même la voir. La rue était encombrée de motos pétaradantes, à croire qu’elles avaient toutes le pot d’échappement troué, et de ces ridicules petites voitures européennes qui klaxonnaient sans arrêt, pour un rien, tout ça baignant dans une myriade de conversations en français auxquelles elle ne comprenait rien, ce qui lui était d’ailleurs parfaitement égal.

La tapisserie. Elle avait concentré chaque cellule grise de son cerveau dessus, et il n’en était rien sorti. Or elle n’était pas idiote. Donc ça voulait dire qu’il n’y avait rien à trouver.

Laisse tomber pour le moment. Laisse tomber.

Et toutes ces voix qui parlaient français, la plupart heureuses, la plupart jeunes… Heureusement qu’elle n’était pas armée, elle aurait descendu tout le monde. Elle avait tellement mal à la tête que si elle ne trouvait pas de l’aspirine, et en vitesse, son crâne allait exploser. Elle chercha un drugstore et ne vit que des bistros, des restaurants et des cafés.

Elle chercha dans son français scolaire, limité, le mot correspondant à l’anglais drugstore, mais le seul fait de se creuser la tête faisait encore empirer sa migraine. Elle avait un vague souvenir, tout de même, que leurs pharmacies – oui, c’était ça, pharmacie ! – étaient facilement repérables grâce au symbole universel, une croix lumineuse verte comme enseigne.

Elle leva le nez et parcourut le boulevard du regard, d’un côté puis de l’autre, à la recherche d’une croix verte, lumineuse. Pas de chance.

Non, une minute !… La pluie s’était mise à tomber plus dru, et elle n’y voyait pas grand-chose, mais il lui semblait qu’une lumière verte brillait sur le trottoir d’en face, dans une rue latérale…

Zoé se dépêcha de traverser entre les voitures arrêtées au feu rouge, avant qu’il ne passât au vert, slalomant entre des Peugeot et des Vespa, échappant de justesse à un taxi dont le chauffeur au regard fou essayait de l’écraser.

Un énorme McDonald’s se dressait devant elle, grouillant de monde. Mais la petite rue pavée, étroite, qui partait du boulevard était déserte. Et la tache de lumière verte était bien là, mais c’était un vert pâle, presque phosphorescent, qui n’avait rien à voir avec la croix d’une pharmacie.

Décidément, c’était quelque chose de tout à fait différent.

Zoé en resta bouche bée. Elle devait avoir des visions. Elle s’approcha lentement, se demandant si son cerveau n’avait pas fini par disjoncter.

Un rai de lumière verte projeté par une petite vitrine éclairait une enseigne de bois qui oscillait dans le vent nocturne. Ça devait être une boutique d’antiquités. Non, plutôt, une boutique de brocanteur, ou de prêteur sur gages. Mais cette pancarte, cette enseigne en bois qui se balançait doucement… elle était en forme de griffon.

Et pas n’importe quel griffon.

C’était la réplique exacte de celui qui ornait la clé de sa grand-mère.

 

Zoé leva la main, presque apeurée de pousser la porte étroite sur laquelle était fixée une petite pancarte annonçant OUVERT. Elle ne voyait personne à l’intérieur, juste un grand lampadaire de style Art nouveau, avec un abat-jour vert, qui avait été placé en vitrine. Comme si le propriétaire de la boutique savait depuis le début qu’elle aurait mal à la tête en sortant du musée et chercherait la croix lumineuse, verte, d’une pharmacie.

Zoé pensa à toutes les histoires qu’elle avait entendues dans son enfance où il était question de sorcières russes capables de deviner l’avenir, et elle frémit.

Mais non, elle était sotte. Si elle avait fait plus attention quand elle était arrivée, si elle n’avait pas été complètement abrutie par le décalage horaire, et s’il n’avait pas plu, elle aurait tout de suite repéré l’enseigne en forme de griffon, en descendant du taxi devant le musée. Cette lampe verte en vitrine était une coïncidence, rien d’autre.

Mais quelle que soit la façon dont elle était arrivée là, c’était l’endroit que sa grand-mère voulait qu’elle trouve, Zoé en était sûre.

Elle poussa la porte.

Une cloche au-dessus du vantail tinta lourdement et elle se figea, mais la boutique était vide, et personne ne sortit de l’arrière-boutique pour lui proposer ses services.

Elle regarda autour d’elle et se crut soudain transportée dans un roman de Dickens. Les murs disparaissaient, du sol au plafond, derrière des étagères bourrées de tout un bric-à-brac. Des pendules – une quantité invraisemblable de pendules –, des tableaux, des bustes, des vases, des lampes, des chandeliers… Dans un coin, une figure de proue exhibait ses seins nus dans une attitude provocante, un trident à la main et un sourire lascif accroché au visage.

« Bonjour » ! appela Zoé.

Mais la boutique resta silencieuse, en dehors du tic-tac des pendules.

Elle chercha du regard une serrure susceptible d’accueillir sa clé, en vain. Ou plutôt, des serrures, il y en avait trop : des coffres et des boîtes à bijoux, par douzaines, plusieurs bureaux et même deux armoires.

C’est alors qu’un rideau de velours bleu à moitié dissimulé derrière une psyché s’ouvrit de façon tellement théâtrale que, pour un peu, Zoé se serait attendue à voir apparaître un vampire.

Mais c’est un vieux monsieur qui fit son entrée. Quelques mèches de cheveux blancs, vaporeux, duvetaient son crâne rose, et les dents de son sourire passaient probablement la nuit dans un verre d’eau, sur sa table de chevet. Le temps l’avait un peu ratatiné, et pourtant il avait l’air tout à fait fringant avec son gilet jacquard, son nœud papillon à pois et ses lunettes à double foyer à la monture invisible.

« Bonjour, monsieur, dit Zoé, en français.

— Bonsoir, madame », répondit-il, ni amical, ni impoli, mais il n’avait pu s’empêcher de corriger son mauvais français.

Maintenant confrontée à l’obligation d’expliquer dans cette langue ce qu’elle cherchait, la tête de Zoé se vida instantanément d’à peu près tout le vocabulaire qu’elle connaissait, et qui n’était déjà pas énorme au départ.

« Parlez-vous anglais ? »

L’homme répondit no dans un souffle, haussa les épaules, écarta les mains devant lui.

Sans réfléchir, Zoé lui demanda s’il parlait russe.

L’homme s’illumina, et répondit dans un russe magnifique :

« Comment l’avez-vous deviné ? Je vis ici depuis si longtemps que je pourrais aussi bien être français… enfin, parisien, ce n’est pas tout à fait la même chose. Je suis né dix ans après la révolution bolchevique – il tourna la tête sur le côté et cracha par terre –, dans une hutte de chasseurs de rennes, dans la toundra glacée, près de ce qu’ils appellent maintenant Norilsk. Vous ne pouvez pas avoir entendu parler de cet endroit, et vous pouvez remercier le ciel de ne pas le connaître. »

Zoé conserva un ton de voix léger, mais son regard ne quittait pas le visage du vieil homme. Il avait les yeux les plus noirs qu’elle ait jamais vus. Plus que noirs : opaques.

« En réalité, j’en ai entendu parler, monsieur. Mon arrière-grand-mère était… eh bien, peut-être qu’elle n’est pas née là-bas comme vous. Je sais si peu de choses à son sujet. Juste qu’elle s’était évadée d’un camp de prisonniers sibérien appelé Norilsk, dans les années 1930. Elle s’appelait Lena Orlova, et elle a eu une fille appelée Katya. Vous connaissez peut-être cette famille ? »

Le vieil homme souriait toujours, mais Zoé eut l’impression de voir une minuscule étincelle de lumière briller au fond de ses yeux sombres.

« Vraiment, c’est un tout petit monde, et très intime, que celui où nous vivons. J’ai un neveu qui travaille dans une banque à Chicago. »

Zoé eut un petit rire.

« Je suis de San Francisco, mais je vois ce que vous voulez dire. »

Elle eut un geste de la main en direction d’une étagère particulièrement encombrée d’objets qui paraissaient tous d’origine plus ou moins russe.

« Mais je me demandais… Depuis que j’ai entendu l’histoire de mon arrière-grand-mère, j’ai envie d’aller à Norilsk. Pour retrouver mes racines, comme on se plaît à dire en Amérique. Avez-vous des objets, des antiquités ou autres, venant de cette région et auxquels je pourrais jeter un coup d’œil ? Et que je pourrais peut-être acquérir ?

— Vous n’avez pas envie d’aller à Norilsk, faites-moi confiance sur ce point. C’est, passez-moi l’expression, le trou du cul glacé de l’univers, en toute saison. Ou, si vous voulez étendre cette description à notre mère Russie toute entière, disons que Norilsk est un furoncle plein de pus sur le trou du cul glacé de l’univers.

« Quoi qu’il en soit, poursuivit-il avant que Zoé ait eu le temps d’ajouter un mot, je n’ai malheureusement rien qui vienne de Sibérie en ce moment. Même pas un collier de dents de loups, ce qui est plus commun qu’on ne pourrait le penser. Mais je puis peut-être vous montrer autre chose ? Que diriez-vous d’un garde-temps, par exemple ? J’en ai de toutes sortes : des coucous, des horloges de clocher, à eau, des pendules de grand-père, à répétition, à balancier, de marine, et qui indiquent toutes parfaitement l’heure. » Il tira une montre de gousset de sa poche, souleva le couvercle. « Si vous pouvez attendre vingt et une minutes et seize secondes, vous allez les entendre sonner l’heure toutes en même temps. C’est une symphonie, croyez-moi. Restez, écoutez, vos oreilles vous remercieront.

— Vos horloges sont magnifiques. » Zoé tira la chaîne en argent de sous son pull à col roulé et la passa par-dessus sa tête. « Mais je me demandais si vous aviez dans votre boutique quelque chose que cette clé pourrait ouvrir. »

Le vieil homme se figea complètement. Il fit mine de tendre la main pour toucher la clé, puis laissa retomber son bras et dit, d’une voix réduite à un murmure :

« Si vous avez cela, alors Katya Orlova est morte.

— Vous avez donc connu ma grand-mère.

— Je les ai connues toutes les deux, Lena Orlova et sa fille, Katya. Sa mort a-t-elle été douce ? »

La gorge de Zoé se serra, et elle finit par lâcher, plus sèchement qu’elle n’aurait voulu :

« Elle a été assassinée.

— Ah. » Il inclina la tête, ferma les yeux. « Ça ne finira jamais.

— Vous étiez très proches ?

— Katya et moi ? Non, pas au sens où on pourrait l’entendre. Mais j’ai attendu bien des années qu’elle franchisse à nouveau le seuil de ma porte. Ou celle qui viendrait après elle. »

Les questions se bousculaient sur les lèvres de Zoé, tant de questions qu’elle ne savait par où commencer.

« Je suis désolée. J’aurais dû me présenter. Je m’appelle Zoé. Zoé Dmitroff. »

Elle tendit la main, et le vieil homme la prit en s’inclinant, la gratifiant d’une courbette délicieusement surannée.

« Boris. Un nom bien russe, n’est-ce pas ? »

Il garda sa main dans la sienne tout en se rapprochant pour la regarder de plus près.

« Oui, tout est comme il se doit. Une Gardienne s’en va, mais une autre prend sa place. Je l’ai vu à la minute où vous avez franchi la porte. Je me suis simplement dit que j’allais attendre que vous me montriez la clé. Et je l’ai vue. »

Il la regardait, mais son regard était perdu au loin, comme reparti vers une autre époque.

« C’est que je suis du Toapotror. Le peuple magique.

— Le peuple magique ? »

Il soupira et lui lâcha la main.

« Vous n’êtes pas au courant ? Eh bien, les années passent, et avec elles la connaissance des anciens temps se perd. Nous, les Toapotrors, sommes une tribu de familles originaires de Sibérie dont le devoir est d’aider la Gardienne à préserver l’autel d’ossements de la corruption du monde. Nous avons hélas presque tous disparu maintenant, morts ou éparpillés aux quatre coins de la planète. » Ses yeux noirs dénués d’expression furent illuminés par son sourire soudain. « Mais la vraie magie a toujours résidé dans l’autel, pas en nous.

— Et pourtant, c’est la lampe verte que vous avez mise dans votre vitrine qui m’a amenée ici. Je ne vous aurais jamais trouvé sans cela. C’est bien une espèce de magie, non ?

— Oui… oui, c’était peut-être ça. Et je suppose, poursuivit-il, souriant encore, qu’une autre sorte de magie était à l’œuvre le jour où j’ai repéré Lena Orlova dans un bar à nouilles de Hong Kong. Que deux exilés épuisés par la guerre, venant d’un endroit aussi lointain que Norilsk, aient faim en même temps, entrent dans le même restaurant de nouilles dans une ville qui en est pleine – une coïncidence, ou de la magie, qui peut le dire ? En tout cas, je l’ai reconnue à l’instant où j’ai posé les yeux sur elle. Comment aurais-je pu ne pas la reconnaître ? Nous n’étions tous les deux que des enfants la dernière fois où je l’avais vue, mais elle était devenue en grandissant l’image même de la Dame. Tout comme vous. »

Le sang de Zoé circula plus vite dans ses veines. Regarde la Dame…

« Je ne comprends pas. De quelle image parlez-vous ? »

Il leva le doigt.

« Vous verrez dans un instant, mais d’abord… »

Il s’approcha de la porte de devant, passa la tête au-dehors et regarda dans la rue, d’un côté puis de l’autre. Il referma la porte, retourna la pancarte côté FERMÉ et mit le verrou.

Il se retourna, et demanda, dans un souffle :

« Vous n’avez pas été suivie ?

— Je ne sais pas », répondit Zoé.

Elle se sentit tout à coup idiote que cette éventualité ne l’ait même pas effleurée.

Le vieil homme éteignit la lampe à abat-jour vert, jeta un coup d’œil par la vitrine, puis baissa le rideau.

« Nous, les Toapotrors, servons la Gardienne depuis des générations, depuis qu’il y a une Gardienne, et nous le faisons d’un cœur loyal. Mais ce n’est pas sans danger. Nous apprenons à prendre des précautions, et tant pis si cela nous fait passer pour de vieux fous. »

Il disparut derrière la psyché et écarta le rideau de velours bleu.

« Venez. »

Zoé le suivit et passa une porte étroite pour pénétrer dans une petite pièce. On aurait dit un décor préparé pour une séance de spiritisme. Une table ronde, couverte d’un tapis et entourée par cinq chaises à dossier raide était éclairée par un plafonnier à abat-jour métallique. Les murs de plâtre nu étaient dépourvus de peinture, il n’y avait pas de tapis sur le parquet ancien.

Le vieil homme tira une chaise.

« Je vous en prie… »

Zoé s’assit.

« Je vous demande juste un instant », dit-il, puis il retourna vers la boutique.

Zoé entendit un grincement, du bois raclant sur du bois, un couinement de gonds rouillés, puis un éternuement suivi d’un Merde !

Le rideau s’écarta à nouveau, et le vieil homme revint.

« J’ai bien peur d’avoir laissé s’accumuler la poussière… »

Zoé eut un sursaut de pure excitation en voyant le coffret de bois qu’il tenait avec tant de respect dans ses mains tendues. C’était l’exacte réplique du coffret de la tapisserie. Celui dans lequel la Dame à la licorne rangeait ses bijoux.

Mais celui-ci était assez grand pour contenir une grosse miche de pain. Cerclé de bandes de fer cloutées, il avait un couvercle bombé : il était muni de deux serrures, une à chaque extrémité.

Le vieil homme posa le coffret sur la table, devant elle. Il prit un chiffon dans la poche de son gilet et essuya la poussière.

« Les Toapotrors aiment à raconter comment, il y a tant et tant d’années, si longtemps que cette histoire se perd dans les brumes du temps, vivait un peuple qui pratiquait les arts anciens de la sorcellerie et dont le chaman possédait une magie si puissante qu’il avait le pouvoir de ramener les morts à la vie. Un jour, ce chaman prit pour épouse une femme aussi belle que la première neige de l’hiver. Elle ne lui donna hélas que des filles, mais toutes les filles qu’elle lui donna étaient aussi belles que leur mère.

— Comment ça, “hélas” ? se hérissa Zoé, sentant réagir sa fibre féministe. C’était un problème qu’elle ne lui ait donné que des filles ? »

Le vieil homme eut un petit rire doux et haussa les épaules.

« Si tel était le cas, c’est l’une de ces vérités maintenant perdues dans les brumes. Mais permettez-moi de poursuivre mon récit… Un jour, de mauvais hommes, jaloux des pouvoirs du chaman, se jetèrent sur lui dans un champ de neige. Ils lui plantèrent une lance dans le flanc, afin de boire son sang. Mais le seul fait d’y goûter les rendit fous. Ils commencèrent à se battre entre eux et s’entretuèrent si bien que pas un seul ne survécut. » Le vieil homme donna un dernier coup de chiffon au coffret et recula d’un pas pour admirer son œuvre. « La nuit tombait quand la femme et les filles du chaman le retrouvèrent, dans le champ de neige rougi par son sang. Elles gémirent, s’arrachèrent les cheveux, et leur cœur se brisa en mille morceaux. Puis elles recueillirent son corps massacré et l’emmenèrent dans une caverne secrète, derrière une cascade de glace, où elles le gardent encore à ce jour, et le garderont pour l’éternité… Mais ma chère, pourquoi pleurez-vous ? Ce n’est qu’un conte. Une légende comme il s’en raconte tellement autour du feu pendant les longues et froides nuits de Sibérie.

— Désolée, fit Zoé en essuyant avec le dos de sa main les larmes qui trempaient ses joues. Franchement, je ne sais pas ce qui m’a pris. Ça doit être le décalage horaire. » Elle se sentait un peu idiote, et en même temps elle se disait qu’il y avait autre chose derrière cette histoire que ce que le vieil homme voulait bien lui en dire, mais elle n’insista pas. « Alors, dites-moi ce qui s’est passé après votre rencontre avec Lena dans la boutique de nouilles.

— Eh bien, je lui ai offert mes services, évidemment. Ainsi que me le dictait mon devoir. »

À ce souvenir, les yeux du vieil homme s’éclairèrent d’une lueur nostalgique, et Zoé se demanda s’ils n’avaient pas été amants pendant un moment, Lena et lui. C’était difficile à imaginer quand on le voyait maintenant mais, après la guerre il devait être jeune homme.

« Après la mort de Lena, poursuivit-il, je suis resté en contact avec sa fille, Katya, pendant des années. À l’automne 1963, Katya est venue me voir ici, et m’a demandé mon aide pour sauvegarder les secrets de l’autel pour la Gardienne qui viendrait après elle. Elle ne m’a jamais dit la nature du danger qui la menaçait, de crainte sans doute que je ne sois menacé à mon tour si j’en savais trop. »

Le vieil homme remit le chiffon dans sa poche et prit une montre de gousset dans son gilet. Zoé vit qu’à l’autre bout de la chaîne il y avait une clé. Et plutôt que par un anneau, la clé était terminée par un griffon.

« Il faut deux clés pour ouvrir le coffret, dit-il. La mienne, et celle de la Gardienne. C’est votre grand-mère Katya qui avait conçu ce système. Ingénieux, non ? Mais, au fil des siècles, les Gardiennes ont toujours eu le génie d’imaginer des énigmes pour conserver l’autel à l’abri du monde.

— C’est comme un coffre de banque », dit Zoé, on ne peut plus intimidée.

Elle n’arrivait même pas à résoudre les vieilles énigmes. Bonne chance si on comptait sur elle pour en inventer de nouvelles.

Le vieil homme enfonça sa clé dans la serrure, du côté gauche du coffret, et fit signe à Zoé d’en faire autant avec sa clé dans la serrure de droite.

Il croisa son regard et lui fit un clin d’œil.

« Maintenant, nous devons tourner nos clés simultanément pour actionner le mécanisme.

— D’accord », répondit Zoé, se sentant à la fois un peu ridicule et d’une telle curiosité qu’elle était sur le point d’éclater.

Le vieil homme dit : « Un, deux… maintenant », et ils tournèrent leurs clés.

Il y eut un léger déclic, et le couvercle de la cassette se souleva d’un centimètre.

Zoé s’apprêtait à tendre la main pour l’ouvrir, mais le vieil homme arrêta son geste.

« Pas encore. Pour ça, je ne dois pas être présent. Il n’y a qu’une Gardienne, et une seule. Mais ça, vous le savez, évidemment. »

Zoé hocha la tête en repensant aux noms de la lettre de sa grand-mère, Lena, Inna, Svetlana, Larina… Et puis elle se rappela une chose qu’Anna Larina lui avait dite pas plus tard que la veille, à San Francisco : Lena Orlova aimait chanter à sa fille, quand elle était petite, qu’elle était l’enfant bénie d’une longue et fière lignée et qu’elle ne serait pas la dernière.

« Merci, Boris. »

Il replia son bras devant lui et se fendit d’une légère courbette.

« Je vous souhaite bon vent, et que Dieu vous protège. Je crains que vous en ayez besoin. »

Il se retourna et écarta un rideau de velours – plus petit, et rouge sombre cette fois –, révélant une porte de chêne ciré.

« Quand vous serez prête à partir, il vaudrait mieux que vous sortiez par ici. Vous vous retrouverez dans une petite cour. À droite, vous verrez un bar à vin qui donne sur le boulevard Saint-Michel. Vous n’aurez qu’à le traverser. Et si vous souhaitez vous arrêter pour quelques libations sans faire exagérément protester votre porte-monnaie, je vous recommande le bordeaux du patron. »

Zoé eut un sourire.

« Puis-je vous offrir un verre quand j’aurai terminé ? »

Il lâcha le rideau rouge et s’inclina à nouveau.

« Je vous remercie de la proposition, mais à mon âge, hélas… Le jus de la treille me donne des brûlures d’estomac. »

Il retourna vers le rideau bleu et dit :

« Au revoir, petite-fille de Katya Orlova. »

Et il s’éclipsa.

 

Zoé était dans un tel état d’excitation qu’elle en fredonnait en soulevant le couvercle bombé du coffret pour regarder son contenu.

Elle vit un objet carré, à peu près de la taille et de l’épaisseur d’un livre relié, soigneusement emballé dans une poche en peau de phoque. Elle le prit lentement, écarta la peau huileuse, épaisse, et en eut le souffle coupé.

La poche contenait une icône russe et, bien que ses connaissances fussent beaucoup moins approfondies que celles de sa mère, elle reconnut quand même une pièce exquise et rare. Ainsi que très ancienne.

Elle était peinte sur un épais bloc de bois, et ne ressemblait à aucune de celles qu’il lui avait été donné de voir jusqu’alors. Elle la regarda, émerveillée et pleine d’une crainte quasi surnaturelle. La Vierge Marie était assise sur un trône doré, les mains croisées autour d’une coupe d’argent en forme de crâne humain. Mais le visage de la Vierge… Zoé ne pouvait en détacher ses yeux. Ce visage avait été peint des siècles auparavant, mais c’était celui qu’elle voyait tous les matins quand elle se regardait dans la glace.

Elle comprenait maintenant que le vieil homme ait su que Lena Orlova était la Gardienne, à l’instant où il l’avait vue dans ce bar à nouilles. Elle était l’image même de la Dame. Comme vous. Cette seule idée lui donnait la chair de poule.

Se pouvait-il que cette icône fût celle de l’autel d’ossements ? Il est vrai que, dans les siècles passés, les gens – les paysans superstitieux, mais aussi les puissants tsars – accordaient à certaines icônes le pouvoir de guérir et de faire des miracles. Mais il n’y avait sûrement plus personne maintenant pour croire une chose pareille – en tout cas pas au point d’aller jusqu’à tuer pour leur possession. Cela dit, l’icône était inestimable, un véritable trésor, et si un employé dans une supérette de quartier pouvait se faire descendre pour vingt dollars, Zoé supposait qu’une vieille dame pouvait mourir en essayant de protéger le secret d’une icône qui en valait des millions.

Tout à coup, la boutique lui parut silencieuse, trop silencieuse. En dehors du tic-tac des pendules. Zoé ouvrit la bouche, s’apprêtant à appeler le vieil homme, et la referma. Quelque chose lui disait qu’elle était maintenant seule.

Et elle n’aimait pas ça.

Elle regarda à nouveau l’icône. La ressemblance de la Vierge avec son propre visage commençait à lui faire froid dans le dos. La coupe en forme de crâne était tout aussi inquiétante. La Vierge et son trône semblaient flotter sur un lac. Sur un côté, il y avait une cascade, et de l’autre, une sorte d’amas rocheux. Et la peinture avait été incrustée de pierreries, mais elles étaient disposées d’une façon bizarre, comme si l’artiste les avait jetées au petit bonheur, sans logique, sans souci de symétrie. En dehors du rubis, qu’il avait placé juste au milieu du crâne.

Rubis, saphir, aigue-marine, diamant, opale de feu, iolite, onyx… sept pierres, et pas deux pareilles. Elle n’en savait pas assez pour en estimer la valeur, mais le rubis était aussi gros que l’ongle de son petit doigt.

Les autres pierres étaient tout de même un peu plus petites.

Elle regarda encore un moment le visage de la Vierge, puis remballa l’icône dans sa poche en peau de phoque imperméable et la mit dans sa besace. Elle s’apprêtait à refermer le couvercle du coffret quand elle vit autre chose, au fond, qui devait être caché auparavant sous l’icône.

Elle ne comprit de quoi il s’agissait qu’en le prenant dans sa main : une boîte ronde, en métal gris, comme celles dans lesquelles on rangeait les bobines de film 8 mm. Et c’était bien ce qu’elle contenait.

Elle déroula un peu le film et le présenta à la lumière. Elle crut voir une petite fille qui soufflait les bougies d’un gâteau d’anniversaire. Il lui faudrait un projecteur pour en être sûre, mais elle pensa que la petite fille était sa mère.

Zoé ferma les yeux à nouveau, les paupières brûlantes de larmes inattendues à l’idée que c’était peut-être là tout ce que Katya Orlova avait gardé de la petite fille qu’elle avait été obligée d’abandonner quand elle avait dû fuir pour sauver sa peau. Pourquoi n’avait-elle pas tout simplement renoncé à l’icône ? Zoé se le demandait. Franchement, quel objet matériel, si rare, précieux et ancien qu’il pût être, méritait un tel sacrifice ?

Zoé mit la bobine de film dans son sac et se leva, s’apprêtant à partir. Puis elle se rassit pour vérifier une dernière fois qu’il n’y avait rien d’autre dans le coffret. Elle fit courir ses doigts sur le fond et sur les côtés, et ne fut qu’à peine surprise de découvrir le coin d’une photo qui dépassait d’une fente dans la doublure de satin noir.

Elle retira délicatement la photo, parce qu’elle paraissait friable au toucher. Mais curieusement, elle n’était pas si ancienne.

C’était une photo de deux femmes – deux blondes – et un homme assis dans un box de restaurant, allez savoir où. Zoé reconnut la femme de gauche comme étant sa grand-mère, et la photo devait dater d’un an peut-être après celle qui avait été prise devant la porte du studio, parce que, sur celle-ci, elle avait les cheveux un peu plus longs, qui retombaient souplement sur ses épaules. Zoé était également sûre de connaître la femme assise à côté de sa grand-mère, mais elle n’arrivait pas à mettre un nom sur son visage. L’homme de la photo était extraordinairement séduisant, avec ses cheveux noirs et un sourire craquant, un sourire de voyou. Il lui disait aussi quelque chose, mais beaucoup moins que la deuxième blonde.

Elle retourna la photo et lut la légende inscrite au dos : Mike, Marilyn et moi au Brown Derby, juillet 1962.

Marilyn… Zoé retourna encore une fois la photo et la regarda plus attentivement. L’autre femme du restaurant avait les cheveux platine, presque dissimulés sous un foulard, et elle n’était pas très maquillée, mais elle ressemblait à…

Bon sang ! Mais bien sûr. C’était Marilyn Monroe.

Sa grand-mère avait-elle vraiment connu Marilyn Monroe ? Suffisamment pour se retrouver assise avec elle au restaurant ? Il est vrai qu’elle avait travaillé pour un studio de cinéma… Et pourtant, ça paraissait tellement stupéfiant…

Zoé rangea la photo dans la poche de peau de phoque, avec l’icône et la bobine de film, et fourra le tout dans sa besace déjà débordante, puis elle repoussa sa chaise qui racla bruyamment le parquet, et se leva.

— Au revoir, monsieur ! cria-t-elle vers la porte de devant.

Il n’y eut pas de réponse.

Mais au moment où elle souleva le rideau pourpre et ouvrit la porte qui donnait sur la cour, la boutique explosa en une cacophonie de gongs, de carillons, de clochettes et de sonneries.

Le Secret des Glaces
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